La Recherche Scientifique dans les pays en voie de développement

« Pareilles à la langue d’Ésope, la Science et la technologie ne valent qu’en fonction de l’usage que l’on en fait. Mohamed Larbi Bougerra »

 

La Recherche Scientifique dans les pays en voie de développement : quels objectifs, quelle organisation, quelle politique ?

Contribution au débat par Frederico Carvalho. Alger 2012.

Je crois que la société des hommes dans cette planète qu’est la nôtre vit en ces jours des temps difficiles. Une conjonction de crises de plusieurs natures menace la survie même de notre espèce. Je pense en particulier au problème de la faim ou, si vous voulez, de la production d’aliments et surtout de leur répartition ; je pense aux besoins énergétiques et aux voies qui peuvent s’ouvrir à leur satisfaction ; à la variabilité des conditions climatiques et à leur répercussion sur les conditions de vie des populations dans de vastes régions du globe.

A ce respect j’aimerai dire deux choses. D’abord que les sciences et les techniques et ceux qui s’en occupent professionnellement ont, non seulement un mot à dire sur ces questions cruciales, naturellement selon les spécificités de leur formation et leur expérience, donc un mot sur les voies à suivre pour s’attaquer aux défis qui sont devant nous ;mais ils ont également une responsabilité particulière vis-à-vis de leurs concitoyens : celle de leur rendre conscients de la situation que l’on vit et de les amener à contribuer par la pensée et par l’action, à la surmonter.

Ensuite, j’aimerai rendre très clair le fait que, à mon avis, cette crise générale (qui certains qualifient comme “globale”) n’a pas de solutions simplement techniques. C’est une crise systémique qui ne peut être vaincue que par des moyens politiques.

L’idée du commerce libre et de la libre circulation des capitaux comme étant à la source de la richesse des nations industrialisées n’est, en réalité, qu’un mythe. Les États-Unis sont un exemple de premier choix en ce qui concerne les politiques protectionnistes. En effet ils avaient l’économie la plus protégée du monde dans la période qui va de la moitié du dix-neuvième siècle à la fin de la deuxième guerre mondiale. Les États-Unis ont aussi bien été à l’origine du concept de protection de l’industrie naissante (“infant industry protection”), une stratégie qui a été plus tard adoptée par l’Allemagne et le Japon [1].

En termes généraux on peut dire que les principes, règles et mécanismes de fonctionnement du système économique mondial doivent être objet de profonds changements dans le but d’assurer aux pays pauvres plus d’espace politique pour mener à bien une gestion de leurs ressources qui soit effectivement adaptée à leurs besoins de développement. Les soi-disant “pays en voie de développement” doivent être en mesure de mener des politiques plus permissives concernant le protectionnisme, la régulation de l’investissement étranger, les droits de propriété intellectuelle, entre autres. Il s’agit là de politiques que les pays riches ont effectivement utilisés lorsqu’ils étaient eux-mêmes “en voie de développement” [2]. L’alternative c’est l’étranglement du développement par la soumission aux intérêts égoïstes des grandes corporations transnationales qui visent l’exploitation effrénée de matières premières abondantes dans les pays du sud, mais épuisables, dans le cadre d’un paradigme de développement insoutenable.

Mais que doit-on entendre par “pays en voie de développement” ? Dans un échange de vues entre scientifiques, quelle que soit la discipline objet de débat, il est indispensable de se mettre d’accord sur la signification des termes. En parlant de “développement” l’accord nécessaire peut ne pas être facile à atteindre. En fait, on sous-entend souvent en parlant de pays “développés”, qu’on parle de pays à “économie développée” ; on parle donc de “développement économique”. Et, normalement, développement économique va de pair avec “développement scientifique et technique”. Au “développement économique” on fait usuellement correspondre une mesure quantitative que l’on appelle PNB ou “produit national brut”. Il y a à côté, ceux qui parlent de “développement humain” qui est autre chose et qui n’est pas mesurable par un simple chiffre tel que le PNB [3].

Croissance économique comme objectif est aujourd’hui encore un peu partout leitmotiv des propos d’hommes politiques et économistes de bonne souche, en dépit du fait que la croissance sans limites n’est pas possible dans une planète qui, elle, est limitée [4]. Même un taux de croissance globale de 1 ou 2% par an n’est pas soutenable. Sans vraiment entrer en matière il est possible de dire que l’objectif à poursuivre se confond avec ce qu’on appelle “l’économie stationnaire”. Mais dans une planète où plus d’un milliard d’êtres ne mange pas à sa faim et où des inégalités de conditions de vie vont en s’accroissant à chaque jour qui passe, aussi bien entre pays que dans chaque pays, quelle route suivre ? Il faut dire que le problème central de notre temps n’est pas la croissance économique permanente mais la réduction des asymétries dans la distribution des revenus dans un monde profondément inégal et injuste [5].

Nous arrivons au rôle de la recherche scientifique dans les pays qu’on dit “en voie de développement”. Quels objectifs, quelle organisation, quelle politique ?

En étudiant ce qui se passe dans mon propre pays que je peux classer dans une zone intermédiaire entre les pays en haut de l’échelle des indicateurs de développement scientifique et technique et les pays qui sont au fond de cette même échelle, je crois me trouver en bonne position pour identifier les principaux facteurs qui déterminent l’efficacité d’une politique nationale de la recherche qui ait comme priorité de contribuer à améliorer les conditions de vie des citoyens auxquels elle s’adresse. La possibilité de mettre en œuvre une telle politique dépend en premier lieu des ressources humaines, matérielles et financières disponibles et de la façon dont elles seront utilisées.

L’affectation de ces ressources est liée à des choix politiques où intervient dans une mesure considérable le degré de conscience que des décideurs, qui en portent la responsabilité, ont du rôle que peuvent jouer les activités scientifiques et techniques, recherche comprise, dans le progrès social visant prioritairement à assurer pour tous les habitants une vie décente. Je dis bien : recherche comprise, car je désire attirer l’attention sur l’énorme importance de la catégorie d’activités dite “autres activités scientifiques et techniques”, adoptée par les organismes statistiques nationaux et internationaux dont la définition exacte se trouve sur le Manuel de Frascati[6]. Il s’agit ici d’activités à contenu scientifique et technique, comme le registre de donnés météorologiques parmi beaucoup d’autres qui ont besoin d’infrastructures spécialisées dans des domaines très diverses ― santé publique, bâtiment, prospection minière, organisation du territoire, protection de l’environnement, contrôle des sources d’eau, appareil statistique, entre autres. Dans ces “autres activités” la recherche a un rôle indispensable à jouer, mais un rôle que je dirai “d’arrière-plan”.

Il est toutefois indispensable que la politique de recherche réserve une place importante à la recherche fondamentale sans objectif défini d’application pratique à court terme, n’étant dirigée que par l’ambition de comprendre et interpréter le monde naturel. Le travail de recherche fondamental a une valeur intrinsèque qui découle du fait d’être indispensable à la formation scientifique des jeunes et au développement de leur aptitude à pratiquer correctement la méthode scientifique.

Nous venons donc à la question de l’éducation. La curiosité, la créativité, l’esprit critique et l’intérêt pour la science se développent et doivent être cultivés à l’école depuis le plus tendre âge, si possible déjà à l’école primaire. Ce n’est pas le cas de la plus part des pays même dans le monde soi-disant développé, d’ailleurs atteint un peu partout par des phénomènes de déchéance de l’école qui s’étendent au système universitaire. Dans la plus part, sinon dans tous les pays, il y a un besoin pressant de former en grand nombre de cadre qualifiés dont une modeste mais significative parcelle doit être dirigée vers des activités de recherche et développement dans les sciences naturelles comme dans les sciences humaines.

Sans chercheurs il n’y aura pas de recherche. Les jeunes ne seront attirées vers l’aventure de la recherche si on ne leur ouvre pas une perspective de conditions de travail raisonnables du point de vue des conditions de travail, stabilité d’emploi et possibilités d’avancement selon leur expérience et leur succès. Sans techniciens et sans ouvriers qualifiés les activités de recherche ne pourront pas se développer, en tout cas dans de nombreux domaines.

Il faut donc des carrières de chercheur, d’enseignant-chercheur, de technicien de recherche spécialisé et aussi d’ouvrier ― ceux que l’on peut désigner comme ouvriers prototypistes.

Il y aura toujours et il y en a partout des travailleurs scientifiques prêts à de grands sacrifices pour suivre une voie qui les passionne mais un système national de science et technologie solide ne peut pas être bâti sur une telle base si l’on veut que ce système-là devienne effectivement un instrument de développement économique et social. Dans les pays où n’existe pas une base industrielle et de services techniques, national, le noyau fondamental des institutions de recherche-développement doit se trouver nécessairement dans le secteur public et donc être géré par l’État.

En ce qui concerne la recherche appliquée, les choix et les investissements doivent être prioritairement déterminés par les besoins économiques et sociaux du pays en question, à la satisfaction desquels la recherche doit pouvoir contribuer de façon directe et indirecte. Prospection et exploitation de ressources naturelles, sécurité alimentaire, santé, sont des domaines très sensibles dans cette perspective. Il va sans dire que rien ne sera possible sans que soit garanti un certain degré de réelle indépendance dans la gestion des affaires publiques, vis-à-vis d’intérêts étrangers.

Un certain nombre d’institutions ou laboratoires publiques de recherche [7] doit prendre en charge les différents domaines qu’il importe de développer. Il s’agit d’institutions de recherche-développement dont le travail devra être essentiellement dirigé vers les applications, comprenant la recherche appliquée, le développement expérimental, l’innovation technologique, la démonstration et le travail de champ. La recherche fondamentale doit aussi faire partie de la mission des institutions publiques de recherche du moment où il s’agira de recherche fondamentale orientée [8].

L’État doit assigner aux institutions ou laboratoires publiques dont il est question ici (dits, en France, organismes de recherche finalisée) une mission clairement définie. En plus il doit leur donner les moyens indispensables à l’accomplissement de cette mission. Ça peut se faire par la voie de contrats-programmes comprenant des financements pluriannuels de montant assuré. La gestion des ressources mises à la disposition des organismes doit pouvoir être faite avec autonomie, dans le cadre de la loi.

Enfin, il est nécessaire qu’il y ait des structures d’évaluation indépendantes et compétentes chargées de vérifier régulièrement la marche des activités comprises dans la mission des institutions ou laboratoires de recherche en question, aussi bien que les résultats obtenus.

Dans certains pays il existe la possibilité d’obtenir des fonds de recherche par la voie de la soumission de projets de travail à des concours ouverts par des agences de financement publiques ou privées. Cette voie peut être acceptée pour des projets de recherche fondamentale, qui intéressent surtout les groupes universitaires, mais quand un tel système s’impose comme seule source de financement de la recherche civile dans le pays, il entraîne des conséquences pernicieuses. D’abord parce qu’il introduit une énorme incertitude dans les résultats de la demande ce qui peux déstabiliser sérieusement le fonctionnement des groupes de recherche, surtout quand le projet est rejeté. Ensuite parce qu’un tel procédé rend difficile aux institutions de rester fidèles aux missions qui leur sont en principe attribuées, car les chargés de projets tendent plutôt à s’accommoder à ce qui leur semble être les préférences des commissions chargées de faire le triage des projets à concours. Et encore dans certains cas les membres des commissions, qui ne sont pas des nationaux, ne se sentent pas motivés ou même ignorent les priorités de la société dans le pays où ils sont appelés à exercer sa fonction de juges de l’intérêt scientifique ou technique de l’étude proposée.

Merci de votre attention.

Frederico Carvalho OTC-Organização dos Trabalhadores Científicos Lisboa, Portugal www.otc.pt fredgc@sapo.pt


[1]  [2]  [3]  [4]  [5]  [6]  [7]  [8]

Notes

1. Ha-Joon Chang, Ilene Grabel, “Reclaiming Development – An Alternative Economic Policy Manual”, Zed Books (2004).

2. Ha-Joon Chang, “Deux ou trois choses que l’on ne vous dit jamais sur le capitalisme”, Seuil (2012)

3. La notion d’“index de bonheur” a aussi vu le jour et soulève un intérêt croissant. cf. “World Happiness Report 2012”, edited by John Helliwell, Richard Layard and Jeffrey (http://www.earth.columbia.edu/site…

4. Tom Murphy,“Growth Has an Expiration Date”, Scientific American Blog, November 21, 2011

5. Rui N. Rosa, “Os Terranautas extraviados” (enportugais), Ed. “Página a Página”, Lisboa (2012)

6. Voir “MANUEL DE FRASCATI 2002” – ISBN 92-64-29903-3 – © OCDE 2002

7. Appelés “laboratoires d’État”, au Portugal, “organismes publiques de recherche” en Espagne.

8. Pour toutes définitions de concepts voir le Manuel de Frascati.