Ethique et responsabilité
Par André Jaeglé, Président Emérite de la FMTS. Intervention prononcée lors du Forum Social Mondial de Tunis en mars 2015 au sein de l’atelier Ethique et Responsabilité.
Pour les scientifiques (chercheurs ou ingénieurs, ou professeurs) les choses deviennent difficiles. Parce que :
Ou bien ils ne s’occupent pas de tout ce qu’on dit sur les dégâts ou les risques à propos de tous les progrès technoscientifiques. Ils se concentrent sur leurs travaux scientifiques et sur leurs projets scientifiques. On peut les comprendre : on entend tellement de bêtises ! On se réfère à Albert Einstein et à sa théorie de la relativité pour dire que toute vérité est relative. Ou à Werner Heisenberg et au principe dit « d’incertitude » pour affirmer qu’il est impossible de connaître la vérité[1]. Et surtout, lorsqu’on fait une découverte scientifique, on ne sait pas toujours à quoi cela va servir. En vérité on ne le sait presque jamais. Or les chercheurs s’entendent dire : vous devez vous engager à faire des recherches utiles et refuser de faire des recherches nuisibles[2].
Mais de se boucher les oreilles ne fait pas disparaître les questions.
Ou bien ils écoutent et entendent ce qui se dit. Ils prennent les questions au sérieux. Et alors quoi faire ? On a l’air de croire que la science a tous les pouvoirs. La science pourrait tout résoudre (pauvreté, climat, etc.) donc elle serait aussi responsable – imagine-t-on – de tout ce qui ne va pas. Ceux qui possèdent des savoirs scientifiques, le produisent et/ou l’utilisent seraient seuls les porteurs de cette responsabilité.
D’accord. Mais alors, discutons : responsable en quoi ? Qu’est-ce qui dépend de la science et surtout des scientifiques ? Et des scientifiques 1) en tant que professionnels possédant un savoir et/ou produisant un savoir, ou 2) en tant que citoyens au même titre que tout citoyen ?
Un seul exemple : la pauvreté dans le monde. Il faut des recherches pour améliorer la production agricole. L’opinion qui prédomine est que la terre peut produire suffisamment. Je ne suis pas spécialiste mais je le crois volontiers. Mais si pour accroître le rendement des cultures on utilise des produits qui tuent les abeilles – ce n’est qu’un exemple entre des centaines – que faut-il penser ? Dans ce cas, y a des solutions, de nouvelles méthodes de culture. Mais, même si on admet cela, la pauvreté ne dépend pas que des découvertes scientifiques et de nouvelles techniques en agriculture ou en élevage. Si un gouvernement décide de développer les cultures industrielles pour faire entrer des devises, cela peut priver des populations de culture vivrières locales qui leur permettent de vivre, les priver sans rien à la place. Quel est le rôle du scientifique dans ce cas ?
Tout ça, vous le savez déjà. Vous l’avez entendu des dizaines de fois. Inutile de m’étendre davantage.
La question, c’est comment faire se rencontrer et dialoguer les différents points de vue pour arriver à concevoir des réponses et des solutions réalistes. Il y a au moins deux obstacles, l’un du côté des scientifiques, l’autre du côté de la société, de l’opinion publique.
Côté société : ceux qui voient les dangers en arrivent quelquefois à considérer que toute nouveauté est un danger : une sorte de dogmatisme. On l’a vu en France à propos des nanotechnologies ou des ondes électromagnétiques, plus récemment à propos de la construction d’un barrage pour l’irrigation agricole. Dans la vie, ce n’est pas « tout ou rien ! ». Par exemple dans certaines conditions l’exposition à des ondes électromagnétiques peut infliger des maladies et des souffrances sur à certaines personnes. Ce n’est pas une raison pour renoncer au téléphone portable. Il faut pendre certaines précautions. On peut dire la même chose pour presque toutes les technologies. Le vrai risque, c’est que, à la place du débat pour rechercher un accord sur ce qu’il conviendrait de faire, la polémique prenne le dessus. Lorsqu’on polémique, on utilise aussi bien de bons arguments que des justifications faciles à contester. On fait feu de tout bois[3]. Au lieu de s’écouter et de chercher à comprendre l’autre, on cherche le moyen de contrer ce qu’il dit « de lui clouer le bec[4] ».
En outre, il y a un problème particulier : c’est celui des lanceurs d’alerte[5] : cela ne concerne pas seulement l’innovation technoscientifique, mais aussi l’innovation financière ou simplement la fraude financière.
Or il faut arriver à discuter calmement de choses dangereuses.
On le voit : la responsabilité des scientifiques vis-à-vis de la société est multiforme. Il y a le côté éthique : être utile à la société (mais chacun n’a pas nécessairement la même conception de l’utilité, du bien commun etc. Il y a le côté professionnel : notamment le souci de préserver la recherche fondamentale dont l’utilité sociale est réelle mais invisible. Il y a l’information sur des dangers ou les actions illégale (l’amiante, l’industrie du tabac, la NSA etc.)
Côté scientifiques : les gens ignorent souvent comment s’élaborent les programmes de recherche. Si un gouvernement dit au directeur d’un laboratoire « je vous donne 10 millions par ans pendant 5 ans pour vous permettre de réaliser le programme que vous m’avez soumis » tout va bien… à condition que le directeur du laboratoire ait proposé un programme conforme aux exigences du développement durable et que le gouvernement accepte ce genre de programme de recherche. Mais si le directeur du laboratoire ne trouve personne pour lui accorder les 10 millions dont il a besoin, il va chercher à offrir quelque chose – un autre programme – qui intéresse ceux qui ont l’argent. Autrement dit, il va se tourner vers le marché. De leur côté, les sociétés, pour survivre – dans le monde capitaliste actuel – doivent sans arrêt innover, améliorer leur produits, les rendre moins cher et surtout proposer de nouveaux produits, exciter les consommateurs etc. Le scientifique, participe à cette innovation qui ne s’occupe pas, elle, du développement durable.
Qui est responsable ? Le scientifique tout seul ? Non, bien sûr ! On ne va pas lui demander de changer de métier ! Mais on peut rappeler aux scientifiques qu’ils sont aussi des citoyens. Dans une démocratie, cela lui donne des droits et des devoirs.
Deux voies vers une autre logique
Les projets publics : Si un gouvernement décide de dépenser de l’argent pour un projet acceptable du point de vue du développement durable, la réalisation de ce projet entrainera des besoins de recherche scientifiques. Je donnerais bien des exemples. Mais je préfère dire que pour qu’un projet public soit adopté, il doit résulter d’un débat démocratique : par exemple pour les transports, la place du transport individuel et du transport collectif, de l’automobile ; du train et de l’avion ; la place de l’essence et celle de l’électricité : pour les marchandises, en plus de la route et de la voie ferrée il y a les voies navigables, etc. Ces modes sont en concurrence. Donc chacun appelle des innovations.
Les garanties sociales : Il est indispensable que les scientifiques aient le droit de dire ce qu’ils pensent des recherches auxquelles ils participent. Ce problème s’est posé avec force pendant la guerre froide et la course aux armements, particulièrement les armements nucléaires. Il se pose aujourd’hui avec les lanceurs d’alerte. C’est pourquoi il faut que les scientifiques (pas seulement les chercheurs, mais aussi les ingénieurs, les professeurs, …) soient protégés lorsqu’ils disent publiquement ce qu’ils pensent. C’est ce que l’Unesco recommande aux 193 États-membres de cette organisation.
La Recommandation de 1974 : Une recommandation de l’Unesco, ce n’est pas une obligation, à la différence des conventions internationales. Mais cela fait référence : si elle n’est pas respectée les citoyens peuvent mettre en accusation leurs gouvernements devant l’opinion publique. Encore faut-il qu’ils sachent qu’elle existe.
Quand elle a été adoptée, la recherche était surtout publique. On ne parlait pas encore beaucoup de technoscience. Mais il y avait la course aux armements et notamment le nucléaire. Et beaucoup de scientifiques condamnaient cela. La Recommandation affirmait leur droit de dire ce qu’ils en pensaient et fixait les principes à respecter en matière d’emploi, de carrière, de formation, de publication etc., tout ce sur quoi on peut faire pression pour obliger les gens à se taire.
L’Unesco se prépare à réviser cette recommandation. Vous pouvez être sûrs que les gouvernements feront tout ce qu’ils peuvent pour limiter le plus possible la portée pratique de la nouvelle recommandation.
Or c’est eux qui voteront pour ou contre à la Conférence générale en 2017. Donc, allez voir les représentants de chacun de vos pays à l’Unesco pour leur dire ce que vous attendez d’eux.
Et surtout : il faut apprendre à discuter calmement de choses dangereuses.
[1] Les physiciens parlent plutôt des inégalités de Heisenberg : rErT ≥ h ; rPrQ ≥ h ; rJrA ≥ h et non des incertitudes
[2] Serment hippocratique de 1999 selon Joseph Rotblat « I promise to work for a better world, where science and technology are used in socially responsible ways. I will not use my education for any purpose intended to harm human beings or the environment. Throughout my career, I will consider the ethical implications of my work before I take action. While the demands placed upon me may be great, I sign this declaration because I recognize that individual responsibility is the first step on the path to peace. »
Je promets de travailler pour un monde meilleur, dans lequel la science et la technologie sont utilisées de manière responsable. Je n’utiliserai pas mon instruction pour quelque but que ce soit visant à faire du mal aux êtres humains ou à endommager l’environnement. Tout au long de ma carrière, j’étudierai les implications éthiques de mes travaux avant d’entreprendre une action. Bien que les exigences pesant sur moi puissent être grandes, je signe cette déclaration parce que je reconnais que la responsabilité individuelle est le premier pas vers la paix.
[3] To turn anything to good account.
[4] To shut him/her up
[5] Whistle-blowers