Pour une éthique scientifique face à la mondialisation

Cet appel a été lancé par la FMTS à l’occasion de la tenue de la Conférence Mondiale sur les sciences organisée en juin 1999 par l’UNESCO.

 

La globalisation envahit tous les domaines de la vie économique et sociale, y compris celui de la science

Il est devenu désormais impossible pour les chercheurs et travailleurs scientifiques de rester les spectateurs passifs d’une transformation qui engage leur avenir.

Mieux que quiconque nous savons que la coopération scientifique mondiale est devenue une exigence. Or la plupart des Etats déclarent que leur politique scientifique doit être orientée vers les besoins de l’économie. En quoi consistent ces besoins ? S’agit-il seulement de l’accroissement de la compétitivité de chaque économie nationale ou pis, de chaque société transnationale ? Faut-il alors admettre que le rôle de la recherche scientifique est d’être un instrument de guerre économique ?

Nous rejetons catégoriquement une telle conception de notre métier, de notre rôle dans la société, de la globalisation. Toute politique scientifique devrait être jugée au regard de sa contribution à un développement durable de l’humanité et de son environnement naturel.

Cela concerne les scientifiques. Mais cela concerne aussi tous ceux qui jouent un rôle dans le choix des orientations, dans la programmation, le financement et la réalisation de la recherche et de ses applications. Que l’argent vienne d’un Etat, d’une fondation, d’un capital-risque ou bien encore d’une société transnationale, la valeur de tout projet se mesure au but réellement poursuivi, directement ou indirectement, consciemment ou inconsciemment.

Lorsqu’une équipe de recherche fait une découverte fondamentale grâce à de tels financements, il serait incorrect de considérer que cette découverte « a été la cause » des applications, bonnes ou mauvaises. On devrait au contraire se de-mander si ce ne sont pas les motivations sociales et/ou financières de ces applications qui sont la véritable cause de la découverte. Nous ne croyons pas que l’on puisse faire, de ce point de vue, une distinction entre la recherche fondamentale (parfois dite « pure ») et la recherche appliquée. S’agissant de responsabilité sociale et d’éthique, tous les chercheurs, tous les travailleurs scientifiques ont les mêmes obligations.

Cependant des questions graves sont posées. Faut-il faire appel à des considérations morales ou éthiques pour financer ou même autoriser un programme de recherche ? Comment concevons-nous la liberté de la recherche, indispensable à la créativité scientifique ? Pour nous, travailleurs scientifiques, le bien et le mal ne sont pas des notions abstraites, mais l’expression du choix de la communauté des hommes et des femmes du monde entier quant à leur avenir et celui des générations futures. En d’autres termes c’est l’expression de notre engagement pour un développement durable.

Nous faisons nôtre la déclaration de Federico Mayor, directeur général de l’UNESCO : « Nous observons que la richesse et le pouvoir sont concentrés à l’échelle mondiale, entre les mains d’un nombre de plus en plus restreint d’individus, ce qui est très dangereux, car il s’ensuit une aggravation de la misère, de la frustration, des extrémismes et de la violence. Ce sont là des signes de mauvais augure. A une époque où tout change si vite, les décideurs doivent être capables de faire face aux situations les plus complexes. […]. Il incombe à la communauté scientifique d’admettre la réalité de cette diversité. « La mondialisation », en forçant les Etats à suivre une politique axée sur le marché, la concurrence et le profit, dans les sciences comme ailleurs, peut finir paradoxalement par empêcher la mondialité de s’y instaurer. » (Washington, 25 juin 1998, 150ème anniversaire l’Association américaine pour l’avancement des sciences)

Trop souvent, les politiciens s’efforcent de présenter leurs positions et leurs décisions comme le résultat de choix scientifiques. Dans les grands débats internationaux sur l’avenir de la planète et de la société humaine, nous ne devons pas laisser pas croire aux citoyens que nous, scientifiques, pouvons décider de leur avenir à leur place, grâce à des équations merveilleuses. Nous ne contestons pas la fonction d’expert parfois confiée aux scientifiques, mais son exercice appelle désormais des normes d’une exceptionnelle exigence, définies dans et mise à jour par la voie du débat public, démocratique. Toute voie de développement, pour être durable, doit être le choix éclairé de l’ensemble des habitants de la planète.

Dans la décision politique comme dans le débat public, nous sommes aussi des citoyens. Certes, nous sommes conscients du fait que notre responsabilité est complexe, car tout en participant comme citoyens au débat public et à la décision politique, on nous demande aussi d’éclairer l’opinion et les décideurs sur les réalités scientifiques et techniques.

C’est pourquoi nous entendons occuper toute notre place de citoyens non seulement dans le débat sur ce que pourrait être un développement durable, sur le rôle que la science peut y jouer, mais aussi dans l’action pour que la société prenne ce chemin. Telle est notre conception de l’éthique scientifique.

Si nous acceptions la pauvreté, le sous-développement et ses conséquences sanitaires, le gaspillage des ressources naturelles, ne devrions-nous pas en conclure que nous acceptons aussi une sélection des savoirs scientifiques (donc des programmes de recherche scientifique) qui ignorent la pauvreté, le sous-développement, le gaspillage des ressources naturelles et acceptent, par exemple, la priorité des recherches sur le clonage par rapport à celles sur le paludisme ?

Nous condamnons ceux qui font obstacle à la réduction des émissions de gaz carbonique et autres gaz à effet de serre dans l’atmosphère. Nous savons qu’un jour, pris de panique devant la preuve irréfutable de changements climatiques, les gouvernements devront se mettre d’accord et faire entendre raison aux lobbies hostiles à cette réduction. Des recherches doivent être poursuivies pour l’élimination des gaspillages énergétiques, la diversification des sources d’énergie, la solution des problèmes spécifiques de l’énergie nucléaire : déchets, sûreté, prolifération. Mais nous rejetons aussi tout a priori dogmatique, dans le choix de telle ou telle voie de recherche et d’application, qu’il s’agisse d’énergie ou de tout autre domaine du développement.

Les scientifiques nombreux qui ont pris part à l’action contre l’usage de l’énergie nucléaire pour la fabrication d’armements nous ont donné un modèle historique d’éthique scientifique.

Loin de nous laisser enfermer dans la fausse question de savoir si « la science » ou « la recherche » sont neutres ou non quant à leurs applications, nous entendons montrer que les scientifiques ne sont pas passifs au regard des formidables possibilités de développement offertes par la science.

Nous appelons nos collègues du monde entier à s’engager dans cette voie.