Appel de l’Association des Travailleurs Scientifiques – France

Manifeste adopté à l’Assemblée générale de l’Association Française de Travailleurs scientifiques pour rejoindre la FMTS – juillet 1947
 

Il a fallu les nécessités urgentes et angoissantes de la guerre pour faire comprendre aux gouvernements et au public – du moins dans certains pays – le rôle social immense que pouvaient jouer, si on faisait appel à eux, les esprits rompus aux méthodes scientifiques. Il ne s’agit pas ici de la science passive qui applique automatiquement les résultats acquis, les procédés traditionnels enseignés dans les Écoles, mais de la science vivante, de la Recherche scientifique, qui prend les problèmes à la base, néglige ou critique les solutions toutes faites et tâche d’en trouver de nouvelles, aussi rationnelles et adéquates que possible.

Les démonstrations de la guerre furent éclatantes. Le rythme accéléré des découvertes et leur efficacité étonnèrent le monde. On savait cependant que depuis plus d’un siècle la Recherche scientifique ne cessait d’étendre et d’affermir la puissance de l’homme sur la matière, de lui livrer les unes après les autres les énergies en réserve dans la nature, d’épargner son effort, d’améliorer ses conditions d’existence, de prolonger sa vie.

Mais jusqu’à une époque récente, ce développement était à peu près abandonné au hasard des naissances de « savants de génie », dont on espérait l’éclosion spontanée. La Société ne s’intéressait généralement à leurs découvertes qu’après coup pour en tirer profit. Notre pays, en particulier, en était arrivé à se glorifier du génie de Pasteur à l’École Normale, du hangar de Pierre et Marie Curie à l’École de Physique et Chimie. Comme s’il s’agissait, non pas de la vie même de la nation, mais seulement de mettre en valeur l’intelligence et l’énergie extraordinaire de certains de ses enfants.

Une tentative d’organisation de la Recherche après la première guerre mondiale – pendant laquelle les chercheurs, comme Langevin, Perrin, Cotton, Weiss…, avaient déjà rendu d’inappréciables services – a presque entièrement avorté, l’« Office des inventions » ayant été détourné de son but. Allons-nous assister, impuissants, à un échec analogue mais beaucoup plus grave ?

Nos alliés, en effet, sont prêts à tirer parti, pour le travail pacifique et productif, des enseignements qu’ils ont si chèrement acquis par l’expérience meurtrière des combats. Ils ont compris qu’en temps de paix, plus encore qu’en temps de guerre, c’est la Recherche scientifique qui découvre et organise rationnellement les ressources matérielles d’un pays, que, sans elle, ce pays reste stagnant et se laisse rapidement distancer, écraser par l’effort de ses voisins : l’Angleterre, le Canada, les Etats-Unis, l’Union Soviétique ouvrent des crédits sans cesse croissants aux chercheurs et mènent une campagne systématique pour le recrutement et la formation de jeunes savants.

Et il ne s’agit pas seulement de sciences de la matière, de la nature, mais aussi des sciences humaines, à peine dégagées encore de la métaphysique, mais pour lesquelles tant d’espoirs semblent actuellement permis.

Resterons-nous à l’arrière en France, alors que nous avons tant de maisons et d’usines à reconstruire, de fabrication à monter de toutes pièces, alors que le rendement de nos terres doit être poussé au maximum, alors que tout notre système d’éducation, toute notre administration sont à réformer.

Or, si nous possédons un excellent organisme de base, le C.N.R.S., si tous ceux à qui nous exposons la situation critique de la science française nous comblent de bonnes paroles, il n’en est pas moins certain que ni le public, ni ceux qui le dirigent, n’ont vraiment compris l’urgence et l’amplitude des mesures à prendre, que la plupart de nos Instituts de Recherche, de nos Laboratoires, de nos Bibliothèques végètent ou se débattent parmi des difficultés sans cesse renaissantes, que le métier de chercheur, depuis le débutant jusqu’au professeur de Faculté, se dévalorise de plus en plus, que notre enseignement supérieur enfin n’est plus en mesure de nous fournir le personnel scientifique dont nous avons besoin.

L’A.T.S. signale la disproportion sans cesse croissante entre l’effort scientifique de la France et des autres pays – même, tenant compte de leur population, de la Suisse, de la Hollande, du Danemark ou de la Suède, – disproportion qui risque de nous conduire à la faillite matérielle et morale. Le relèvement d’un pays appauvri dépend essentiellement de l’activité intellectuelle de ses enfants, du rendement de leurs cerveaux et cette activité, ce rendement sont conditionnés par l’organisation et le développement de la Recherche scientifique.

La stagnation de celle-ci, c’est la mise en tutelle de nos industries, la chute rapide de notre standard de vie. Avant la guerre déjà, notre économie était menacée par le paiement des droits d’exploitation des brevets étrangers, hémorragie de devises cachée, mais rapidement croissante, qui revient en somme à faire payer par le consommateur français la Recherche scientifique dans les autres pays.

Mais il ne faut pas s’en tenir à l’aspect matériel du problème. Toutes les grandes époques de l’histoire, depuis la Renaissance, avec Vinci et Michel-Ange, Shakespeare et Rabelais, Copernic et Galilée, jusqu’au XIXe siècle, ont montré l’interdépendance étroite des Sciences, des Lettres et des Arts, de tout ce qui, dans son ensemble, fait une civilisation. Notre effort en défendant la Recherche scientifique a donc pour but essentiel de conserver à notre pays son rayonnement intellectuel et moral dans le monde.

C’est pourquoi l’A.T.S. invite tous les scientifiques à s’associer à son effort pour la Recherche. Voici quelques tâches immédiates :

1° Rassembler des documents précis permettant de faire le point, de décrire exactement l’état actuel de la Recherche en France ;

2° Etablir une coordination matérielle et intellectuelle entre les chercheurs pour faciliter leur tâche et augmenter le rendement de leur travail ;

3° Donner aux chercheurs la conscience de leurs responsabilités, de l’importance de leur rôle social, de la dignité de leur fonction. Ils devront veiller à ce que l’on n’abuse pas de leurs découvertes dont les applications devront, comme le disait déjà Coulomb il y a cent cinquante ans, servir au bien de l’humanité ;

4° A l’aide des moyens de diffusion modernes, apprendre au public à penser scientifiquement, à aimer la vérité, à n’accepter que des faits objectivement établis, à en tirer des conclusions raisonnables ; lui donner une juste idée de la beauté, de la grandeur et des possibilités bienfaisantes de la Science.

Sur le plan international, l’A.T.S. fait partie de la Fédération mondiale des Travailleurs scientifiques dont les buts sont ceux qui viennent d’être définis. Elle s’efforcera de suggérer, d’approuver ou d’aider toute’ action entreprise dans ce sens, d’accord avec la Fédération syndicale mondiale. Elle s’opposera au secret en matière scientifique, surtout de science pure. Elle favorisera au contraire la diffusion rapide des travaux scientifiques afin de rendre pleinement efficace l’effort des chercheurs dans leur œuvre de progrès humain.

En France, c’est l’A.T.S. qui, par son effort énergique a fait introduire la Recherche scientifique dans le plan Monnet destiné à donner à notre pays un équipement moderne. Elle a organisé, avec l’appui du C.N.R.S., des travaux pratiques pour la formation et le perfectionnement des jeunes chercheurs. Elle a mis au point un statut des aides techniques. Avec l’aide de la Direction du Palais de la Découverte, elle s’efforce, par des conférences, des articles de vulgarisation dans la presse, des émissions radiophoniques, de développer une propagande en faveur de la science.