Science-Progrès-Croissance par janine Guespin

Science, progrès, croissance. Janine Guespin

Résumé : Les significations objectives et subjectives de ces trois termes ont considérablement évolué depuis un demi siècle, mais pas de façon synchrone. Il me semble donc nécessaire de suivre cette double histoire pour pouvoir réfléchir sur ces concepts. Je vais en tenter une rétrospective à gros traits (faute de temps) en France, en introduisant un 4e terme, l’innovation.

I. Le sens des mots empreints de leur histoire (cas de la France).

Je partirai de la période dite des 30 glorieuses marquée par une conception particulière des rapports entre ces trois termes. D’un point de vue subjectif, (idéologique) la science était ressentie comme liée au progrès, (selon Auguste Compte). Le progrès des connaissances scientifiques devait assurer une maîtrise sur la nature permettant, avec le développement des techniques, des progrès matériels, assurant une prospérité croissante et l’amélioration de la qualité de la vie. Mais la liaison entre science et progrès était différée. Les découvertes scientifiques, non programmables, étaient considérées comme susceptibles d’ouvrir la voie, à long terme, à des progrès considérables. Se développant en fonction de ses propres normes et questions, la science ouvrait à la société, et de façon imprévisible, de nouvelles perspectives que la société pouvait utiliser à travers des choix économiques et techniques. L’autonomie de la science (sa capacité à définir elle même son organisation et ses projets) était considérée comme le garant de sons succès, et des progrès ultérieurs. L’État intervenait, au niveau des choix budgétaires. Le symbole de cette autonomie en France, le CNRS d’alors, était doté de pouvoirs de prospective et d’un statut démocratique hérité de Joliot Curie. Des secteurs entiers, comme le CEA, et la recherche privée échappaient à ce contrôle, mais le concept d’autonomie de la science était prévalent et il se rapprochait de la situation objective. La Science était liée à la notion, de progrès, des connaissances, des techniques, des biens matériels, de civilisation. ette connotation allait perdurer en dépit des profondes modifications ultérieures.

La mise en œuvre des conséquences des découvertes appartenait au domaine de la technique qui se développait de façon distincte (de l’utilisation pacifique de l’énergie atomique à la fabrication massive d’antibiotiques, puis à la révolution verte). La technique appartenait à la sphère de l’industrie (privée ou publique), où la recherche était peu développée, en relation, en France, avec les écoles d’ingénieurs, dépourvues de recherche scientifique. La croissance n’était pas ressentie comme liée directement à la science. Il y avait même un conflit entre science et industrie, résumée par la boutade « le scientifique cherche et l’ingénieur trouve ».

La distinction, en France entre l’université et le CNRS, lieu de la recherche autonome et fondamentale, (et aussi de la « tour d’ivoire » des scientifiques), et les grandes écoles, a contribué à cette séparation entre science et technique, ce qui était quelque part, en contradiction avec l’idée de liaison entre science et progrès.

Cette situation a contribué au sous-développement des recherches technologiques et appliquées, conduisant à un retard industriel de la France dans de nombreux domaines. Les pouvoirs publics, conscients de ce retard, ont alors cherché à combler le fossé entre recherche et industrie, par divers moyens.

(passant par la création de la DGRST, distincte du CNRS, agissant par appels d’offre, permettant de diriger une petite partie de la recherche vers des programmes plus directement appliqués, puis par l’initiative de Chevènement d’un colloque « recherche et technologie » en Janvier 1982 précédé par des assises régionales de la recherche et technologie en 1981 (on voir ici apparaitre le terme technologie, remplaçant technique, et destiné précisément à connoter ce rapprochement). A ce moment là, technologie était lié aussi à des préoccupations sociétales et même sociales.

Le « tournant de 1983 », qui a vu la victoire des thèses libérales allait simplifier les objectifs et supprimer les connotations sociales et sociétales, ne laissant que le développement industriel. Des mesures furent prises pour favoriser le rapprochement entre la recherche publique et privée, entre la recherche publique et les grandes entreprises, voire pour motiver les PME à se tourner vers la recherche pour résoudre certains de leurs problèmes. (Ces mesures d’incitation passaient par une diminution des crédits récurrents de la recherche publique, sans diminution de leur potentiel humain). Les chercheurs découvraient aussi l’intérêt scientifique d’un rapprochement avec les préoccupations industrielles, et certains d’entre eux en découvraient un intérêt financier.

Cette relativement lente transformation des mentalités, fut rattrapée par l’économie néolibérale sous le terme « l’économie de la connaissance ». Face à la diminution tendancielle du taux de profit, et à la guerre économique que se livrent les multinationales par l’intermédiaire des états des grandes puissances, l’Innovation est devenue le moteur de la compétitivité, mesurée par la croissance.

II. Science, Innovation et Croissance. Pour comprendre la signification actuelle du triptyque croissance, progrès, science, il faut donc comprendre les rapports entre science et Innovation. L’Innovation, production de produits nouveaux, donc rares, et chers. Dès que ces produits se banalisent, ils cessent d’être rares, leur prix baisse, et le taux de profit avec, il faut retrouver un nouveau produit. Les brevets ont pour rôle de retarder la banalisation. L’innovation, moteur de la compétitivité et donc de la croissance, est un tonneau des Danaïdes. Elle est liée à une recherche très particulière, la recherche et développement industrielle, qui coute cher, et diminue donc les taux de profit. Un des enjeux de la guerre économique sera donc de faire participer de plus en plus la recherche publique à cet effort d’innovation. C’est ce qui se passe, en France et dans le monde avec une accélération considérable depuis 10 ans. On a privilégié les progrès scientifiques ayant permis des progrès techniques importants, accélérant l’ application des découvertes. C’est l’ensemble qui définit ce que l’on appelle les technosciences. (Ce fut le cas dans le domaine des biotechnologies, avec les kits de détection génétique ou les semences OGM, puis maintenant au niveau des nanotechnologies). Le moteur, c’est le profit. Mais, avec la financiarisation de l’économie, le profit ne vient plus exclusivement de la production, mais aussi de la spéculation. L’innovation peut donc être, soit la production de nouveauté, soit simplement la promesse de cette production. Dans tous le cas, il faut de la recherche, qu’elle débouche ou non sur un produit, elle doit déboucher sur du profit.

Il est clair que cet objectif tel quel n’est susceptible de motiver ni les scientifiques, qui restent attachés au progrès des connaissances, à l’ivresse de la découverte, et à l’idéologie liant science et progrès, ni l’opinion publique, donc les électeurs. Mais le terme innovation, lui, reste connoté à nouveauté donc à progrès. Il s’agira donc, dans les discours, de conserver cette connotation. Innovation doit toujours évoquer le progrès dans l’esprit du public, même si la nouveauté recherchée est totalement dénuée d’utilité, voire si elle est potentiellement nuisible.

L’objectif des politiques scientifiques européennes et française, est donc de transformer la recherche publique en recherche de base pour l’innovation et, en règle générale pour l’industrie, tout en désengageant le plus possible l’état des dépenses d’éducation, jusqu’ici liées à la recherche dans les universités. Il s’agit d’un processus engagé depuis plus de 30 ans, qui s’est heurté à une résistance acharnée des personnels de la recherche, mais qui est en passe d’être achevé maintenant avec les réformes les plus récentes, en France, et je pense dans tous les pays développés.

Après les méthodes mises en place par la DGRST, (appels d’offre), c’est l’ERA qui a pris les choses en main en Europe avec les PCRD. Des pans entiers de la recherche sont progressivement asphyxiés, au bénéfice des seules directions qui sont supposées favoriser l’innovation. (En biologie il s’agira de la génomique et de la post génomique). L’impulsion donnée par l’ERA est bientôt relayée par les états, notamment la France dont les réformes successives, arrivent à la situation actuelle, caractérisée par la destruction massive du potentiel de recherche publique réparti sur tout le territoire au profit de quelques gros pôles « visibles » dits, ce qui est caractéristique, pôles de compétitivité, où ne subsistera qu’une recherche « d’excellence » correspondant aux objectifs de compétitivité. Le reste devant survivre progressivement uniquement grâce aux contrats avec le tissu industriel local, et se privatisant ainsi de plus en plus.

On peut noter que cette politique est tragiquement à courte vue, menée par des managers incompétents du point de vue scientifique, (et qu’elle conduira à terme à l’asphyxie et la stérilisation de la recherche, et donc de cette fameuse innovation). D’où la résistance de la part des travailleurs scientifiques. Une des méthodes pour tenter de diminuer cette résistance, consiste en la dissociation entre la signification pour le public et la signification réelle des mots, dissociation qui est devenue une des armes du néolibéralisme.

C’est dans les textes de la création de l’ERA, suite au conseil de Lisbonne de 2000 instituant l’économie et la société de la connaissance que l’on trouve tous les ingrédients nécessaires pour passer de la conception de la science de l’après guerre, à la conception actuelle de la science comme support de l’Innovation, et moteur de la croissance. Le groupe de travail « science et démocratie » d’espaces Marx, a étudié la mise en place de l’OIN du plateau de Saclay, qui se veut une Silicon Valley à la française. Là aussi l’analyse des textes officiels permet de voir de quoi il retourne.

Pour conclure, je dirai, de quelle science, parle-t-on ? De celle – encore fantasmée aujourd’hui par des scientifiques, de la période des 30 glorieuses ou de la techno science actuelle ? De quel progrès ? De celui des profits ou de celui de l’humanité ? De quelle croissance, celle du PIB ou de celle du bien être et du bien vivre ? Ces questions sont également au cœur des préoccupations dites de « science et démocratie », qui portent aussi l’idée que seul un ébat démocratique impliquant à la fois les scientifiques et les citoyens permettra d’avancer vers une Science liée au progrès de l’humanité.