Science, progrès et croissance par André Jaeglé

Séminaire ‘Science, progrès et croissance’ Paris, 13 mai 2011

Propos introductifs par André Jaeglé, président émérite de la Fédération mondiale des travailleurs scientifiques


Je me propose uniquement de dire, en quelques minutes, pourquoi, à mon sens, les organisations de scientifiques, quelles qu’elles soient, devraient se saisir sans plus attendre de cette question.

Quand je dis « sans attendre », c’est sans attendre que les catastrophes et autres événements gravissimes en tout genre, qui ne manqueront pas de continuer à se produire, ne finissent pas mettre gravement la science en position d’accusée, d’alliée des puissants, d’être au service du grand capital, etc.. C’est aussi sans attendre que se développe une sorte de conservatisme irrationnel contre toute innovation. Nous avons tous noté que ce ne sont pas les 27000 vies détruites directement par le tsunami de Sendaï qui ont le plus inquiété l’opinion ; ce sont les conséquences des graves dommages produits par le tsunami sur les réacteurs nucléaires de Fukushima.

Il ne sert de rien de dire que la production d’énergie nucléaire n’a pas le monopole des catastrophes, que s’il y a eu Tchernobyl et Fukushima, il y a eu Bophal en Inde, Seveso en Italie, Courrière en France (1099 mineurs de charbon morts en 1906). Ne cherchons pas à réduire l’importance du « problème nucléaire » en le comparant aux autres menaces et à des catastrophes réputées plus meurtrières.

Parce que les gens ne voient pas les choses comme cela ! En conséquence, nous, en tant que scientifiques et rationalistes, nous ne devons pas nous contenter d’écarter les contestations et oppositions à l’aide d’arguments de cette nature.

Je pense qu’il n’est pas davantage suffisant de dire que si les gens avaient une meilleure culture scientifique, les peurs irrationnelles disparaîtraient. Ce n’est pas une affaire d’ignorance.

Il s’agit d’un autre débat. La communauté scientifique doit en prendre l’initiative et non pas le subir. Mais quel débat ?

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Une donnée de base de l’économie moderne est la compétition sans frein, à l’échelle mondiale. La seule stratégie possible pour une entreprise, c’est d’innover sans cesse pour aggrandir sa part du marché, ou au moins pour ne pas reculer et risquer de disparaître. Aux yeux de l’opinion, et notamment des syndicats de travailleurs, la croissance économique est nécessaire pour lutter contre le chômage. Or pour innover, il ne suffit pas d’inventer de nouveaux produits ou de nouveaux services. Il faut aussi créer le besoin, pour des consommateurs, d’acheter ces produits et ces services. Tout cela est bien connu et je n’ai pas besoin de m’étendre davantage. Cette réalité économique pèse sur les politiques de recherche scientifique. Ce qui fait que deux aspirations contradictoires coexistent dans l’opinion : croissance nécessaire pour la raison que je viens de rappeler ; décroissance inévitable parce que, à continuer comme maintenant, nous allons droit dans le mur en créant des besoins illusoires, en gaspillant des matières premières et de l’énergie dont les réserves ne tarderont pas à s’épuiser ; en provoquant des pollutions de toutes natures, à commencer par l’émission de gaz à effet de serre ; etc.

Il y a beaucoup de publications qui recommandent ouvertement d’arrêter la croissance. Mais comment faire ? Poser la question dans ces termes, c’est placer la société dans son ensemble devant la responsabilité de l’ensemble des êtres humains et de chaque être humain en particulier. Vaste programme ! Ne pas céder devant les sirènes de la consommation. Très bien ! Mais cela revient à ne pas mettre en évidence l’essentiel : la domination de toute la société par une compétition économique et financière.

D’un autre il est assez difficile de soutenir ouvertement qu’il faut aller vers une décroissance économique. Alors, on peut être tenté de dire qu’il faut prendre le mal à la racine. Ou plutôt à ce qu’on croit être la racine du mal, à savoir le progrès scientifique. On se dit que si l’on cessait de de « produire » de nouvelles connaissances, cela réduirait les possibilités d’innovation donc de consommation (ou, en tous cas, que cela irait moins vite). Peut-être, cela nous éviterait d’aller « droit dans le mur » : on cesserait de créer des besoins illusoires, de gaspiller des matières premières et de l’énergie qui, de toutes façon, sont en quantités limitées, ou réduirait les pollutions de toutes natures, à commencer par l’émission de gaz à effet de serre ; etc.

Au fond, dans cette démarche ce qui est mis en cause, ce sont les ambitions des chercheurs : car elles pèsent sur l’économie. Mais comme même cela est difficilement soutenable si on ne veut pas paraître conservateur, on met l’accent sur les dangers pour la santé, la sécurité, la toxicité des OGM, les risques des nanoparticules. On n’a pas un débat, mais une polémique ou chacun fait feu de tout bois. Je crois que cela explique le blocage des débats sur des questions comme les OGM, les nanotechnologies et, bien entendu, le nucléaire. Actuellement, on est pour ou on est contre. Il y a aussi des opinions plus mesurées. Mais ce qui se passe, c’est que, comme dans toutes polémique, chacun met en avant les arguments qui paraissent venir à l’appui d’une position ‘pour ou contre’ prédéfinie. Être ‘pour’ le nucléaire, ou ‘pour’ les nanotechnologies etc. cela peut être interprété comme être pour la croissance, donc être inconscient de dangers qui nous menacent.

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Il faut accepter le débat de fond, sans tabous, le débat « croissance ou décroissance ? » Plus précisément il faut poser la question « Comment sortir de l’engrenage infernal ? Comment amener la production à fonctionner autrement que sous l’épée de Damoclès de disparition pour cause de non compétitivité ? »

Je suis convaincu que ce problème, rarement explicité dans ces termes, est pourtant sous-jacent aux débats sur le rôle de la science et du progrès scientifique et de son utilité, sa nécessité pour la prospérité des sociétés humaines. C’est à partir de là qu’on pourra prendre démocratiquement des décisions d’avenir, notamment dans le domaine énergétique.

Si ce problème est rarement explicité et reste sous-jacent, c’est qu’on ne sait pas comment faire, pratiquement pour remettre en cause le fonctionnement actuel du marché. Un économiste sérieux qui voudrait énoncer ce problème doit pouvoir répondre à la question : « quelle est la solution d’après vous ? ». Et s’il n’a rien à répondre, on lui fera comprendre qu’il a parlé pour ne rien dire et qu’il aurait mieux fait de se taire !

Cependant, des travaux scientifiques et des publications existent. Je citerai l’anglais Tim Jackson (Prospérité sans croissance : la transition vers une économie durable) et le français Jean Gadrey (Adieu à la croissance : bien vivre dans un monde solidaire)

Les travailleurs scientifiques devraient s’approprier ces travaux et se demander quel rôle ils peuvent jouer à la fois en tant que scientifique et en tant que citoyens pour qu’on s’attaque au vrai problème, à, savoir celui d’une économie qui va droit dans le mur et du passage à un progrès durable.