A propos de la militarisation de la science

Par Jean-Paul Lainé, Président de la FMTS
Cet exposé a été présenté au Forum de Sarajevo des 6 au 9 juin 2014 sur « la paix, le désarmement, la résolution négociée des conflits et la non-violence, la justice sociale et environnementale » dans l’atelier «  Militarisation de la science-1914-2014 »

 

Je me focaliserai sur la lutte contre la militarisation de la recherché scientifique, c’est à dire contre le fait de détourner vers une oeuvre de mort et de domination, une activité des plus essentielles pour assurer notre présent et notre futur. Je vais donc m’employer à rechercher et décrire les racines et le contexte de cette perversion puis à suggérer des pistes d’intervention.

Je m’exprime au nom de la Fédération Mondiale des Travailleurs Scientifiques (FMTS), un réseau d’associations, de syndicats et d’adhérents individuels qui rassemblent ou sont des employés des secteurs public ou privé, des professeurs, chercheurs, ingénieurs ou techniciens de la science et de la technologie fondamentale ou appliquée.

Au cours des dernières années, la FMTS a développé son activité dans quatre directions. Je cite sans hiérarchie : premièrement, l’éthique et la responsabilité des scientifiques (collective et individuelle), deuxièmement, les questions de l’environnement, du climat et de l’accès à l’eau potable, troisièmement, la condition de la recherche et des chercheurs (en particulier la précarité) et quatrièmement, le désarmement. Certains de ces sujets sont développés avec diverses organisations en partenariat et dans le cadre de l’UNESCO.

Je vous donne ces détails pour expliquer que notre approche en général et particulièrement sur la question de paix et désarmement tente logiquement de prendre en compte l’ensemble du contexte.

Cette démarche holistique nous semble pertinente à toutes les étapes : dans la phase d’analyse elle est indispensable. Par exemple, la politique actuelle (néolibérale) de financement de la recherche sur programmes ou projets, privilégiant la prétendue innovation, entraîne moins d’autonomie pour le chercheur et fait pression pour l’acceptation de projets relatifs au développement d’armements. Un autre exemple de relation, cette fois-ci au niveau plus politique et international : il est clair que le réchauffement climatique et les difficultés d’accès à l’eau potable sont à la racine de nombreux conflits. N’oublions pas que l’injustice, le désespoir, la négation des droits politiques, économiques et sociaux entraînent, et peuvent expliquer et justifier la violence des victimes.

Cette démarche est encore plus utile au niveau de l’action. L’étape action est celle où nos affiliés, nos collègues se rassemblent et luttent au niveau strictement professionnel ou avec des secteurs plus large de la population. Rappelons nous certaines luttes. Il y a longtemps maintenant, rappelons nous l’ »appel de Stockholm » qui fut lancé en 1950, signé par des millions de personnes à travers le monde qui empêcha certainement Truman, le Président des Etats-Unis, de recourir à l’arme nucléaire pendant la guerre de Corée. Un autre exemple plus récent : en 2003, les manifestations qui ont rassemblé des millions de personnes à travers le monde (une première mondiale!) ont réussi à isoler politiquement les Etats-Unis et leur quelques fidèles et ont marqué une partie d’une génération par leurs mensonges avérés.

Le combat idéologique et politique

Je passe en revue un certain nombre de facteurs qui, selon nous, facilitent la militarisation de la science :

  • les forces actuelles qui dominent la définition, la gestion et le financement de la recherche (comme cité précédemment) : cela pose la question de la démocratie.
  • les sommes énormes (d’origine publique ou privée) consacrées à la recherche à applications militaires ; certains pays, certaines entreprises investissent et tirent des profits énormes de la production et du commerce des armes.
  • la stagnation du nombre de programmes universitaires qui proposent ou incluent des modules obligatoires en histoire, en épistémologie des sciences, en études sur la paix.
  • la crise profonde qui secoue nombre de sociétés, développant un certain fatalisme et le souci du confort matériel et de la sécurité individuels ; ceci pouvant expliquer des votes pour l’extrême droite
  • l’affaiblissement des systèmes de défense collective, du rôle des syndicats : la seule façon de refuser est alors dans la posture de lanceur d’alerte.
  • l’ignorance des populations quant à la création et le développement d’armes fatales de plus en plus sophistiquées.

 

Cette situation exige l’amélioration de l’éducation, de l’information et le développement de la démocratie à tous les niveaux (du lieu de travail à l’international). Elle exige également que nous recherchions les rassemblements les plus larges pour entreprendre des actions fortes et visibles de toutes sortes : avec tous les partenaires possibles, des associations et ONG aux syndicats et jusqu’aux autorités politiques progressistes (partis, chefs d’Etats et d’instances internationales).

Avant de terminer je voudrais vous lire quelques courts extraits de documents publiés par la FMTS, accessibles sur notre site www.fmts-wfsw.org :

Pour commencer, un paragraphe d’une déclaration concernant la situation en Ukraine que notre secrétariat a récemment adopté :

 »  » il y a exactement 100 ans, le monde a été plongé dans une guerre mondiale par la volonté d’intérêts économiques et politiques puissants visant à dominer un continent entier. Alors que les moyens de destruction étaient beaucoup moins considérables qu’aujourd’hui, cette première guerre mondiale a entraîné des destructions sur une échelle sans précédent, a tué et a frappé d’incapacité des millions d’êtres humains. Aujourd’hui, pour la survie de l’humanité, les parties en conflit doivent s’engager « bona fide » dans un processus de paix par de véritables négociations pour le recherche d’un compromis.

Deuxièmement, je cite une résolution sur les robots militaires que nous avons publiée il y a deux ans :

 »  » La robotique aussi bien théorique qu’appliquée est aujourd’hui un domaine scientifique et technique en rapide développement. Comme c’est le cas de la plupart des champs d’activité de l’homme, les avancées dans ce domaine peuvent être source d’indéniables bénéfices mais en même temps ils peuvent se traduire par de sérieux dangers mettant en cause les droits humains, les conditions de vie et la vie elle-même…

 »  » Les robots au sol ou survolant le champ de bataille sont en train de conduire à la transformation la plus profonde de l’art de la guerre depuis l’entrée en scène de l’arme atomique. Au cours des dernières années la mise en œuvre de robots militaires a connu un taux de croissance extraordinaire.. Cette évolution pose de nouvelles et sérieuses questions d’ordre éthique et juridique. Il n’y a plus de distinction claire entre le « soldat » et le civil non combattant, en particulier ces « pilotes » et décideurs de bureau, personnel technique civil, qui,terminé leur journée de travail, partent dîner à la maison avec femme et enfants.

En trois, je voudrais lire des extraits d’un article que vous pouvez trouver sur notre site également, une étude sur les armes chimiques, à l’approche globale impliquant le droit international, l’histoire, les développements technologiques (écrite par un physicien du Portugal, Frederico Carvalho) :

  »  » L’utilisation délibérée des produits chimiques toxiques afin de détruire des vies humaines… a une longue histoire et a pris de multiples formes. De tels produits ont été employés…aussi bien pour perpétrer des génocides, d’éliminer des groupes spécifiques d’êtres humains que pour combattre toute dissidence ou des groupes terroristes…. On estime que pendant la première guerre mondiale, environ 1.250.000 personnes sont tombées, victimes des gaz toxiques employés par les puissances antagonistes, dont 90.000 morts.

 »  » Tout au long du 20ème siècle, environ 70 composés chimiques toxiques ont été produits et stockés, souvent en très grandes quantités.

 »  » Vus leurs effets et utilisations, nous pensons que devraient être inclus dans la convention de 1993 certains agents chimiques qui ne sont toujours pas considérés comme des armes chimiques,, en particulier le phosphore blanc,l’ uranium appauvri et le si destructeur « agent orange » qui a été abondamment employé comme agent défoliant par les forces américaines au Vietnam. Il s’est agi alors clairement d’ un cas d’ « écocide » perpétré dans le pays qui a été le plus intensément bombardé dans l’histoire. L’uranium appauvri a été notamment employé par les forces armées des Etats-Unis en Irak, ainsi que par l’OTAN en Europe, dans les Balkans.

 »  » Ajoutons qu’il est primordial que ces questions soient discutées au sein de la communauté scientifique….Il serait également souhaitable qu’elles figurent dans des programmes d’études des universités.

Ce n’est pas par hasard que je termine par ce paragraphe. Pour revenir au combat d’idées que j’ai listées, j’insiste sur le point qu’il faut développer la conscience et la capacité des scientifiques à être des citoyens sur leur lieu de travail et favoriser la capacité des citoyens à intervenir pour imposer une politique de la recherche qui soit dirigée vers la satisfaction des besoins humains plutôt que vers le renforcement des pouvoirs des puissances économiques et politiques. Nous devons donc promouvoir :

  • les conditions de l’autonomie et de l’indépendance des scientifiques

  • l’attractivité des études scientifiques

  • l’introduction ou le développement dans les cursus de l’histoire des sciences, de l’épistémologie ainsi que de la relation sciences et sociétés

  • la généralisation d’universités ouvertes, pour adultes

  • l’organisation de la démocratie à tous les niveaux, mais notamment à celui de la gestion des institutions de recherche.

Au-delà de la question des relations paix- sciences et paix- scientifiques il y a celle de la relation paix et société dans son ensemble. Aussi longtemps que le monde sera soumis à ce « désordre » international auquel nous assistons qui ne garanti nullement aux populations l’accès à la terre, à l’eau potable, à l’air non pollué, à l’énergie et aux ressources indispensables en général, aussi longtemps que l’impérialisme et l’égoïsme des puissances politiques et économiques, aidées par les medias dominants imposeront leur loi, nous avons toute raison d’être pessimistes. Seuls notre engagement et notre rassemblement peuvent faire « bouger les choses ».

Enfin, je voudrais fait quelques suggestions :

  • rester en contact, travailler plus souvent ensemble, nous, militants d’organisations de scientifiques et de personnes se sentant concernées

  • rester en contact avec tous les participants de cet atelier

  • attirer l’attention de nos partenaires dans les Forums Sociaux, accaparés par les luttes sociales et économiques, sur l’importance et la gravité toujours actuelles de la course aux armements.